Vendredi 11 juin, grande salle, Cité de la musique
Spectral, vous avez dit spectral ?
Agora propose ce week-end trois concerts consacrés à «l’école spectrale», dont Tristan Murail est l’un des plus évidents représentants.
Mais de quoi s’agit-il exactement ?
Mais de quoi s’agit-il exactement ?
Crédit photo : Tristan Murail © Elisabeth Schneider
Si l’on veut, toute musique est, par essence même, spectrale. De même qu’une fusée ne peut jamais quitter sa trajectoire (*), le signal produit par n'importe quel instrument ou phénomène physique est indissociable de son empreinte spectrale, représentative de la manière fréquentielle d'appréhender le phénomène. Autrement dit, on peut toujours réaliser une décomposition du signal sonore sous la forme de l’addition d’un ensemble dénombrable (spectre discret des sons périodiques) ou indénombrable (spectre continu des sons apériodiques) de composantes fréquentielles élémentaires.
Ainsi, de toute éternité et jusqu’à la fin des temps, les bruits, chants, mélodies et autres créations sonores de l’homme ont été, sont et seront spectraux. Mais, en fonction des courants, des styles, des barrières conceptuelles que certains individus plus hardis que d’autres ont contribué à abolir, les compositeurs ont appris à focaliser leur intention musicale, leur idée créatrice, sur des paramètres toujours différents de la modulation sonore. Et l’on est ainsi passé, plutôt progressivement dans l'ensemble mais parfois avec quelques heurts, du chant monodique à la polyphonie, du tempo unique et invariable à la polyrythmie et à l’art du contretemps, du respect absolu de la tonalité à l’art de la dissonance.
Après avoir essayé des formes d’écriture qui tentaient déjà de s’éloigner de la pure tradition, les compositeurs de la seconde école de Vienne (Schoenberg, Berg et Webern) portent un intérêt spécifique pour l’agencement et l’évolution des timbres instrumentaux au sein d’une même pièce. Nous sommes au début du 20e siècle. Ils développent le concept de klangfarbenmelodie (ou mélodie de couleurs de timbres), où le paramètre majeur du discours musical devient le timbre instrumental et ses variations, et non plus tant la mélodie définie par les hauteurs de notes et les accords qui se succèdent.
Dans les années 70, d’autres compositeurs, qui refusaient que l'on restât bloqué dans les impasses d'un sérialisme (autre invention de Schoenberg) devenu dogmatique, reviennent à cette notion de timbre, de spectre, s’intéressent à la nature physique du son. Les développements technologiques de l’époque, qui préfigurent l’actuelle informatique musicale, rendent possible une première approche analytique de la granularité du son, la synthèse et les traitements complexes du signal.
Influencés par l’italien Giacinto Scelsi, autre figure majeure de la musique contemporaine, les compositeurs français Tristan Murail, Gérard Grisey, Michaël Levinas et Hugues Dufourt lancent véritablement le courant spectral en France et font quelques émules à l’étranger. Certains d'entre eux se retrouvent à l’Ircam au début des années 80. Ils profitent alors des premières générations de dispositifs sophistiqués d’analyse et de synthèse, et travaillent la matière sonore même, les micro-intervalles, les partiels (**), la musicalité du bruit. Ils réfléchissent à l’application de processus (règles prédéfinies de variation des formes) dans la composition musicale, considèrent l'axe du temps non plus comme métronomique, mais comme dimension irréversible de l'évolution des systèmes.
Chez Murail, ces stages au laboratoire se traduiront notamment par des œuvres telles que «Désintégrations» (1983), «Serendib» (1992), «L’Esprit des dunes» (1994), ou plus récemment encore par «Les sept Paroles», oeuvre remise en chantier à l’Ircam en 2010 par le compositeur.
Hier soir, nous pouvions entendre en introduction du concert deux étranges pièces de Scelsi, dont l’étonnante «Yamaon», composée en 1958 mais redécouverte et créée en 1988, et qui semble contenir en germe une bonne partie du free jazz sur le point d'éclore pour de bon dans les années 60.
Puis Murail, avec son envoûtant appel de «L’Esprit des dunes» et son presque debussyste «Serendib». Une mention particulière pour l’hypnotique «Verziechnete Spur» de Mathias Pinstcher, où s’illustrait le contrebassiste Frédéric Stochl, pièce aux riches sonorités et aux effets amples mais subtils de désagrégation spatialisée du son.
Puis Murail, avec son envoûtant appel de «L’Esprit des dunes» et son presque debussyste «Serendib». Une mention particulière pour l’hypnotique «Verziechnete Spur» de Mathias Pinstcher, où s’illustrait le contrebassiste Frédéric Stochl, pièce aux riches sonorités et aux effets amples mais subtils de désagrégation spatialisée du son.
Mais l’exploration de ces grandes masses sonores en évolution lente, de ces trajectoires de morphing et d'effets de synthèse croisée se poursuit ce soir avec les créations des «sept Paroles» de Murail et de «Speakings», pour orchestre parlant de Jonathan Harvey. Et s’achèvera dimanche avec Morton Feldman, Marco Momi et d'autres œuvres récentes de Tristan Murail.
(*) Trajectoire : ensemble des points parcourus par un mobile en mouvement. Une fusée peut éventuellement quitter une trajectoire initialement calculée, mais en aucun cas sa trajectoire.
(**) Partiels : composantes fréquentielles (souvent de nature transitoire) apparaissant dans le spectre d'un signal non harmonique (bruits, percussions, attaque ou extinction d'un son).
(**) Partiels : composantes fréquentielles (souvent de nature transitoire) apparaissant dans le spectre d'un signal non harmonique (bruits, percussions, attaque ou extinction d'un son).