vendredi 29 août 2008

Who is afraid of John Cage ?


John Cage au travail dans les années 40


Brilliant Classics, jeune label néerlandais désormais bien connu pour ses monumentales monographies à prix économique (Bach, Mozart, Beethoven, Brahms), s’intéresse également à l’œuvre de certains compositeurs contemporains.

Il en va ainsi de John Cage (1912 – 1992) et de ses œuvres pour piano préparé, toutes rassemblées sur trois CD dans un pack paru en 2007. Plus récemment encore, l’intégralité de son œuvre pour piano et voix et pour piano et violon ont fait l’objet d’un même traitement chez cet éditeur.
Il convient de saluer cette initiative, assez étonnante d’ailleurs chez un éditeur qui vise initialement un assez large public.
Commençons notre parcours par le second coffret cité, qui propose un panorama d’œuvres finalement assez abordables, par contraste avec les pièces pour piano préparé dont la découverte nécessite sans doute une petite mise en condition.



Four Walls – Complete works for piano & voice and for piano & violin
Brilliant Classics 8850 – DDD (3 CD)

Réécoutés aujourd’hui, les Four Walls composés par Cage en 1944 ont quelque chose de prémonitoire. Il émane de ces plages rythmées et dramatiques, une impression d’autorité et de sobriété que l’on peut retrouver, quelques décennies plus tard, dans les improvisations d’un certain… Keith Jarrett, pour ne citer que lui. Le pouvoir de conviction immédiat que développe cette suite fait rapidement oublier que l’on écoute l’un des compositeurs les plus hardis de toute l’histoire de la musique. Toute de force contenue ne demandant qu’à se sublimer, l’interprétation de Giancarlo Simonacci est d’une majestueuse et sombre évidence.
Plus brillant et démonstratif que les Four Walls, le Cage des "Seasons" (1947) joue ostensiblement dans la cour des Ravel et des Debussy. Le propos naturaliste y est sans doute pour quelque chose. Une très belle pièce, elle aussi susceptible d’enchanter de nombreuses oreilles.
"Nocturne" (1947) et "Six Melodies" (1951) se situent dans la même veine que celle du fameux
Quatuor à cordes où Cage abandonne notamment l’emploi du vibrato, ornementation jusqu'alors typique de cette forme et qu’il considère comme totalement superflue, voire relevant du pur pathos. Il ne reste donc des instruments à cordes (ici, du seul violon) qu’une ligne pure et souvent délicate, d’une intemporelle et fragile beauté. Cette caractéristique est mise en exergue par le jeu fin et presque plaintif de David Simonacci. Ces Melodies possèdent un pouvoir d’envoûtement manifeste. Certaines d’entre elles évoquent naturellement quelque folklore dont on ne saurait précisément situer l’origine : ce n’est ni balkanique, ni celte, ni indien... mais peut être un peu de tout cela à la fois ? D’autres plages luisent doucement d’une belle lumière diffusant une quiétude sans limites. De magnifiques pièces, hypnotiques, invitant à la méditation et à l’introspection. Somptueux et évanescent.
Plus statiques encore que les plus calmes des pièces précédentes, "Two4" (1991) et "Two6" (1992) sont deux objets célestes aux pulsations d’une extrême lenteur. En quelque sorte, le minimalisme fait musique. Le jeu du violon en quart de ton confère à ces morceaux une saisissante étrangeté. Si Satie est le père assumé de la « musique d’ameublement », alors Cage est sans nul doute celui de la « musique du dénuement ».
Les "Melodies" distillaient déjà des climats propices à la méditation ; "Two4" et "Two6" confinent au transcendental.
Commentaire technique :

Le piano est ici merveilleusement consistant et bien enveloppé de résonnances qui dramatisent encore son expressivité. Il affiche sur toutes les plages une pureté minérale et une rigueur harmonique poussées, dans le cadre d’une prise de son au spectre très étendu.
Le violon est enregistré de très près, ce qui lui donne un caractère tonal tout à fait particulier (à la fois mat et parfois presque grinçant), assez peu souvent rencontré sur un support sonore commercial et rarement perçu de cette manière en concert. De ce point de vue, la toute première écoute peut dérouter. Les bruits de frottement de l’archet, indispensables, sont particulièrement bien mis en relief.

Complete Music for Prepared Piano
Brilliant Classics 8189 – DDD (3 CD)

Les pièces pour piano préparé sont évidemment d’un abord plus difficile que celles citées ci-dessus. Rappelons que John Cage, esprit rebelle et avant-gardiste, sorte de dadaïste musicien seul ou au sein du mouvement Fluxus, fût l’un des premiers, immédiatement à la suite d’Henry Cowel, à vouloir détourner — pervertir ? — la structure harmonique de l’instrument en insérant ou en posant sur ses cordes des objets de toute nature. Cette pratique a ensuite été reprise par d’autres compositeurs ou performeurs, de manière ponctuelle ou plus systématique, et ce, dans des répertoires variés. On peut notamment citer le compositeur russe Alfred Schnittke, assez coutumier du fait, le guitariste Fred Frith (auquel nous avons récemment consacré un compte-rendu de concert relevant justement de cette pratique) ou encore le pianiste de jazz Benoît Delbecq.
Pour le jeune Cage des années 40, outre la démarche purement iconoclaste s’apparentant à un sabotage de l’instrument et du répertoire qui lui était jusqu’alors associé, il s’agissait aussi de créer des musiques et sonorités originales (évoquant celles du gamelan indonésien) pour accompagner en particulier les ballets de Merce Cunningham, chorégraphe américain dont il était très proche.

On ne soulignera ici que le caractère totalement inouï du résultat sonore (pour l’époque en tout cas… mais sans doute encore aujourd'hui !), qui met en exergue les aspects percussifs du jeu pianistique, tout en écourtant la durée des notes et en « acidifiant » ou en « métallisant » les timbres. Les obstacles constitués par les points de contact des objets avec les cordes contribuent en effet à décaler les fréquences de résonnance des cordes vers l’aigu, à freiner leurs modes de vibration libres, et à faire apparaître des toniques liées à la nature et à la forme même des objets déposés. Il reste que cette dégradation du contenu harmonique des notes et accords vers une espèce de fausseté tonale — la matière sonore semblant comme évidée — peut ne pas être du goût de tout le monde…


Et le piano préparé le plus ultime, le plus définitif, est sans nul doute celui de l’installation
Infiltration-homogen for grand piano, réalisé en 1966 par son acolyte de Fluxus Joseph Beuys, et qui est lui totalement réduit au silence puisqu'entièrement enveloppé d'une épaisse ganse de feutre !
Un silence d'ailleurs cher à Cage.

Mais revenons au triptyque édité par Brilliant Classics, qui regroupe donc la totalité des compositions de Cage pour piano préparé, c'est-à-dire plus de trois heures de musique au total, dans les interprétations compétentes et précises de Giancarlo Simonacci, décidément grand spécialiste de Cage.
À l’étrangeté des sonorités, se combine l’originalité de la composition des pièces, souvent de forme miniature, en une espèce de tout où forme et fond s’avèrent absolument indissociables.
Pour aborder ce répertoire que l’on pourrait qualifier de difficile, on commencera tout naturellement par les premières pièces du CD nº 1, composées entre 1940 et 1943, et qui sont d’une matière d’une grande puissance rythmique. Leur construction affirmée présente des motifs bien dessinés et récurrents — à défaut d’être parfaitement « mélodiques » —, auxquels l’oreille pourra assez facilement s’agripper. Un souffle jazzy parcourt même certains titres tels que "Primitive", et pourront, par exemple, faire penser au jeu martelant développé par le pianiste Ahmad Jamal dans ses plus récents disques. On pourra également évoquer le caractère ludique et drôle de la majorité des scènes de la suite "The Perilous Night" (1943-1944), de "A Valentine Out of Season" (1944) et de "Mysterious Adventure" (1945).
Dans un second temps, les "Sonates et Interludes" pourront être appréciées en dépit du - ou plus justement pour le - délitement manifeste de la structure musicale qu’elles affichent. Cette esthétique rejoint finalement l’attirance de Cage pour le vide, la déconstruction des schémas établis, l’émergence du hasard dans l’œuvre musicale et dans l’œuvre d’art tout court. Même si ces pièces sont rigoureusement écrites et ne peuvent donner lieu qu’à de toutes relatives variations d’interprétation, il est indéniable que l’impression d’écoute globale et spontanée qu’elles génèrent les placent sur des terres incertaines, chaotiques, dont le relief semble se dérober sous les pieds à mesure qu’on les parcoure. Leur exploration reste donc délicate.
À l’instar d’autres œuvres contemporaines qui présentent un caractère ostensiblement provocateur (que ce soit dans l’instrumentation choisie ou l’écriture ou les deux), il faut aborder ce répertoire sans a priori, dans une disposition d’esprit s’interdisant tout jugement immédiat. Au final, on reste évidemment libre de ne pas apprécier ce que l’on entend !

Commentaire technique :

Ce second coffret de 3 CD très bien réalisé est réellement un must pour qui souhaite découvrir et approfondir ce pan si particulier de la musique du XXe siècle. Il jouit d’une qualité d’enregistrement qui fait bien ressortir tout ce que ces sonorités ont de particulier, avec une excellente notion de matière. On profite également d’une très bonne spatialisation des sons suivant l’arc correspondant à l’extension physique du piano.


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samedi 9 août 2008

Fidelio Records

La fusion réussie entre technique d'enregistrement et contenu musical
À la source, une technique rigoureuse…

Nous avons reçu ces derniers mois une sélection de disques enregistrés et produits par le label canadien Fidelio Records, malheureusement peu connu de ce côté-ci de l’Atlantique. Ce label éminemment audiophile présente les œuvres d’interprètes talentueux bien que peu connus, dans des répertoires aussi variés que le jazz, la musique de chambre ou symphonique, les chants anciens ou folkloriques. Le label propose également quelques opus fusion-world de la meilleure tenue. La pratique d’enregistrement développée par le fondateur René Laflamme et son équipe, donne des résultats réellement superlatifs, qu’il s’agisse de prestations de concerts ou de sessions spécifiques dans les conditions studio. Et pour ces dernières, les lieux d’enregistrement sont d’ailleurs choisis avec soin et bénéficient en général d’une acoustique riche et naturelle.

Positionnement ultra-rigoureux des micros…

Chez Fidelio, la méthode de prise de son respecte des principes sains et éprouvés, et ne fait appel qu’à du matériel de très haut de gamme. En fonction des lieux d’enregistrement, les configurations de micros, telles que Blumlein, couple M-S et même A/B, sont utilisées pour des formations resserrées de type ensemble de jazz par exemple. Pour les prises de formations plus importantes, les ingénieurs utilisent un couple A/B, ou encore trois microphones disposés à la manière Decca Tree, ce qui permet une réduction notable de l’effet de filtrage en peigne dans le cas où les deux micros principaux seraient omnidirectionnels.
En matière de microphones, Fidelio n’utilise que des références incontournables bien connues des spécialistes : Schoeps M222, Brauner VM1, modèles Neumann vintage, ainsi qu’un modèle lui aussi à tube, développé par la marque et disponible à son catalogue (référence RL1). Le plus souvent, les préamplis micro sont souvent à tubes, d’origine Fred Forsell, Nagra, Millenia, mais aussi Ayre Acoustics et Sonosax. Suivent des convertisseurs analogiques-numériques de marque DCS, Sonosax ou Meitner. Enfin, le stockage est effectué sur PC via Pyramix ou encore sur enregistreur autonome Sonosax. Certains enregistrements font appel à des machines analogiques telles que le Nagra IV-S, bien connus des amateurs de très belles captations « à l’ancienne ».

… et des appareils...

Notons également le soin obsessionnel appliqué à l’alimentation des appareils lors des sessions – réalisé par batteries ou après filtrage et câblage secteur Shunyata – et à leur installation sur des supports mécaniques haut de gamme. Le câblage est généralement effectué en Siltech.

Pour le monitoring d’enregistrement, on retrouve le plus souvent en régie les marques Nagra et Ayre pour l’amplification, Verity Audio et Sonus Faber pour les transducteurs.














René Laflamme en régie

…au service de la plus pure musicalité

D’une manière générale, les enregistrements Fidelio que nous avons pu écouter bénéficient tous d’une exceptionnelle transparence, d’une dynamique naturelle importante et d’une mise en espace ultra-précise. Le caractère physique des instruments est magistralement retranscrit, avec une absence manifeste de limitation aux extrémités du spectre et sans mise en avant particulière de toniques. L’auditeur jouit donc d’un spectacle auditif total et d’une immersion poussée dans l’ambiance des lieux d’enregistrements. Cette transparence, déjà excellente sur des solistes ou des petits ensembles, prend même une dimension troublante lorsqu’il s’agit de formations orchestrales de plus grande ampleur. L’équilibre entre l’ampleur globale de la formation et la définition de chaque pupitre est en effet assez inhabituel. Pour s’en convaincre, l’amateur pourra se procurer les CD samplers du label avant de s’attaquer aux enregistrements originaux. On ne peut donc que souhaiter le plus grand succès à ce label y compris, bien sûr, en dehors de ses frontières, ces dernières étant aujourd’hui pratiquement abolies grâce à… Internet.

Écoute de quelques disques Fidelio :

Frédéric Alarie Trio – Live à Vienne

Voici une galette que l’on conseillera sans réserve à tous les amateurs de jazz bien vivant ! Enregistrée lors du passage du trio à l’ORF Radiokulturhaus de Vienne en 1998, elle constitue un florilège de titres formidables, le mot n’est pas trop fort, passant de standards tels que « So What » et « Juju » de Miles Davis, à des compositions originales, et même à des reprises de titres du groupe Police. La virtuosité des interprètes, notamment celle du bassiste et leader Frédéric Alarie, est absolument bluffante !
L’exécution très dynamique et rythmée des titres en fait de purs moments de bonheur. L’exercice parfois périlleux de la reprise est manié ici avec un réjouissant savoir-faire, en proposant une lecture à la fois novatrice et de bon goût des morceaux en question. Il s’agit d’un jazz charnel et tendu, aux développements mélodiques et aux improvisations parfaitement intégrées à l’esprit des différents titres. En dépit des conditions « live » souvent délicates à manier, si l'on vise la perfection, la prise de son est un véritable régal d’équilibre et de transparence, jusque dans la captation des applaudissements. La contrebasse est étonnante de présence, avec une sonorité toujours très naturelle, y compris dans ses notes les plus graves qui ne traînent absolument pas. Le saxophone profite d’une prise rapprochée qui en magnifie le souffle et la présence. Un disque qui donne véritablement l’impression « d’y être » et qui surprendra les audiophiles même les plus blasés par son étonnant réalisme.


Frédéric Alarie – Moon Bass

Enregistré en collaboration avec la firme canadienne Sim Audio désormais bien connue des audiophiles français, Moon Bass est une captivante ode à la contrebasse et aux chœurs. Il est néanmoins difficile de classer ce disque dans un répertoire précis, car les morceaux adoptent tour à tour un style new-age, jazz ou musique contemporaine, sans que l’unité de l’album en soit pour le moins compromise. Du point de vue technique, il s’agit sans conteste d’un disque « de démonstration » de la plus haute qualité, mais il serait dommage de passer à côté du contenu musical très original tissé par Frédéric Alarie. Pour fixer les idées, disons que certaines échappées du contrebassiste canadien ne sont pas sans rappeler celles du regretté Jean-François Jenny-Clark sur l’exceptionnel et déjà ancien Unison (1987, CMP Records).Devrait impérativement figurer dans la discothèque de tout amateur d’étrangetés musicales (de bon goût !) et de beaux enregistrements.


Marc Vallée TrioHamadryade

Cette formation regroupe trois instrumentistes de grand talent : Marc Vallée, à la guitare acoustique, David Hugues, aux sticks et didgeridoo, Christian Paré, aux tablas et percussions. L’album Hamadryade est une agréable suite de beaux morceaux instrumentaux aux accents world-jazz, dans laquelle ont reconnaîtra aisément des influences espagnoles, africaines, indiennes – et même celle de… U2 ! La prise de son en champ proche utilise deux micros à tubes mis au point par Fidelio ainsi qu’un modèle Neumann U-47. Elle procure consistance et richesse harmonique à toute la palette d’instruments déployée ici, en évitant avec élégance l’écueil de la surdéfinition et du grossissement artificiel. Il en résulte un son très défini, clair et ouvert, à la fois physique et merveilleusement fluide, bien campé dans un espace très ouvert. La focalisation des instrumentistes est exceptionnelle de précision. On citera notamment le morceau « Harmattan », très inspiré, « Marcheurs d’Espoir », curieusement familier en dépit de son instrumentation originale, et l’intelligente reprise du planétaire « I still haven’t found what I’m looking for ». Un opus 100 % acoustique et planant, pure mousseline de soie pour les oreilles. Une parenté certaine avec le répertoire du guitariste américain Leo Kottke, dont les disques sont d’ailleurs également réputés pour leur qualité technique.

Duo Puchhammer-DesjardinGerman Romantic Works (for Viola and Piano)
Œuvres de Robert Schumann, Friedrich Kiel, Karl-Ernst Naumann, Robert Fuchs Interprètes : Jutta Puchhammer-Sédillot, alto et Élise Desjardins, piano.


Ce généreux assemblage d’œuvres (près de 72 minutes de musique au total) présente l’avantage de donner à entendre une formation instrumentale qui sort quelque peu des sentiers battus, et, hormis Schumann, de présenter des compositeurs largement inconnus du grand public, mais dont les œuvres n’en sont pas moins dignes d’intérêt. Sans peut-être faire preuve d’une absolue virtuosité, l’exécution de ces œuvres brille par son côté vivant et incarné, faisant se succéder tour à tour des ambiances très animées (les « Fantaisies » de R. Schuman, d’ailleurs originellement composées pour duo de clarinette et piano) ou plus solennelles (les sonates de F. Kiel et R. Fuchs). Le côté humain de ces interprétations est évidemment souligné par la transparence et la densité de la prise de son, qui placent l’alto sensiblement sur le devant de la scène, dans l’espace, mais aussi en présence pure, à tel point que la ressemblance avec les timbres du violoncelle est parfois troublante. Tous les mouvements de l’altiste, ainsi que sa respiration, sont aisément perceptibles. La restitution des cordes frottées manifeste à la fois verdeur et plénitude, comme il sied naturellement à un tel instrument. Sur ce disque aussi, le très riche contenu spectral assure une reproduction particulièrement consistante des deux instruments, malgré la légère position de retrait du piano. Les informations techniques de la pochette insistent d’ailleurs à juste titre sur la philosophie de grande pureté et d’intégrité des différentes phases de prise de son et d’enregistrement.

dimanche 3 août 2008

Une heure chez Pierre Henry


Pierre Henry tel qu’en lui-même



81 ans déjà, figure singulière et chenue, le regard parfois ailleurs mais toujours acéré, il nous reçoit de nouveau en sa demeure, comme il l’a fait à déjà trois reprises au cours de ces dernières années. Quatre éditions au total avec celle-ci, plusieurs douzaines de « séances », bien moins onéreuses qu’une psychanalyse – alors que l’immersion dans un tel contexte sonore et créatif peut assurément conduire très loin à l’intérieur de soi-même !
Séances où un public forcément rare est admis à investir la maison de Pierre Henry pour une heure environ. Séances qui commencent par la visite d’un lieu littéralement hors-norme, et se poursuivent par la projection d’œuvres concrètes in situ. Séances qui s’accompagnent de la possible déambulation dans ce merveilleux capharnaüm que tout inconscient normalement constitué rêve d’avoir en permanence pour cadre de vie. Le public est en effet invité à s’installer, qui à la cave, qui à la cuisine ou dans une chambre, et à changer de pièce à l’intermède s’il le désire.
Des conditions qui suscitent l’écoute rapprochée et attentive, forcément concentrée, d’un événement musical hors-norme.


Inlassable sculpteur sonore





En effet, comment mieux appréhender le travail d’inlassable sculpteur sonore de Pierre Henry, qu’en se rendant directement à son domicile ? Comment mieux se laisser pénétrer de ses plus intimes pensées, qu’en s’immergeant un (trop) court moment dans son propre univers, peuplé d’objets et de phonèmes hétéroclites ? Comment mieux abolir la distance et le voile posés par toute forme de mise en scène, qu’en acceptant cette invitation au-plus-près ? Tout en sachant le compositeur présent, juste dans la pièce à côté (dans laquelle, d’ailleurs, il ne se retranche ni ne s’expose).
Bien entendu, l’absence de mise en scène est aussi mise en scène. Et comme aiment également à le souligner les physiciens, quoi que l’on fasse pour éliminer les obstacles et les filtres, l’acte de la mesure (ici, l’écoute) influe singulièrement sur l’objet et la quantité à mesurer. Oui mais, là, nous sommes au contact le plus direct qui soit avec la matière acousmatique créée par Pierre Henry, nichés bien au cœur de ce petit accélérateur de quanta sonores. L’instant est pure musique, pure création, car posé à la source même du jaillissement sonore.
Mais il est aussi éloigné que faire se peut d’une quelconque forme de « work in progress » - formule devenue ces derniers temps assez convenue, pour ne pas dire galvaudée. Car ce qu’a diffusé Pierre Henry « chez lui » au cours de ces dernières années, ce sont des œuvres nouvelles mais finies (et que l’on a d’ailleurs retrouvé éditées in extenso au disque aussitôt projetées).


Une redécouverte de l’Œuvre

Ainsi l’a voulu l’auteur, ainsi se déroulaient, du 4 au 15 août 2008, un nouveau millésime d’ Une heure chez Pierre Henry : premières parties constituées de pièces anciennes et moins anciennes – et en seconde partie, la projection de « Miroir du Temps », composé pour la circonstance. Cela dure donc une soixantaine de minutes, pendant lesquelles le Maître (et quand même démiurge) officie, mais sans cérémonial particulier, assis derrière sa table de mixage, tout au contrôle de son travail, qu’il qualifie lui-même d’artisanat. Il y est secondé par Bernadette Mangin, son assistante musicale de toujours, et projette ses œuvres à travers un réseau dépareillé de haut-parleurs, disséminés dans toutes les pièces de ce petit édifice du XII ème arrondissement de Paris.
Cinquante œuvres au total, et l’auteur qui déclare : « J’ai tenté dans ce miroir temporel de retracer les jalons de toute mon œuvre depuis soixante ans ». L’occasion de (re)découvrir ce travail est donc exceptionnelle, car quasiment toutes les compositions majeures de Pierre Henry y seront données, au moins sous forme de séquences, mais dans un programme qui change de séance en séance …


Face au miroir, que voit-on ?

«Miroirs du temps», seule création de ce cycle de séances, contient à l’évidence l’essence même de l’œuvre de Pierre Henry. A commencer par cette lente introduction aux accents surannés de piano préparé, organisés en une belle et progressive consonance … Nous y retrouvons ensuite, plongés dans un futurisme brut parcouru à rebours - en une sorte de régression salutaire vers une poésie bruitiste un peu datée mais toujours hypnotisante - une forme très construite qui compose la bande-son du ballet presque familier des particules élémentaires de cette étrange physique. Ballet qui prit naissance il y a une bonne soixantaine d’années.

Une visite s’impose.



Discographie sélective

Voici ce qu’écrivait Anne Rey il y a quelques années : « Pierre Henry n’est pas un compositeur de musique contemporaine, au sens quelque peu restrictif du terme. Il n’a jamais trouvé sa place dans les avant-gardes officielles, n’a jamais suscité d’exégèses savantes, et s’il a des disciples, ce n’est pas de son fait ». Effectivement, il a des disciples, il n’en a presque jamais tant eu ! Et il a produit une œuvre finalement séminale, consciemment ou non. Tout d’abord à l’aide de simples microphones, de magnétophones à bande (voir la collection de Telefunken de son studio) et probablement de plusieurs paires de ciseaux. Cet amateur d’anachronismes travaille depuis quelques années à partir de sons reportés sur DAT (Digital Audio Tape), format issu du monde professionnel mais aujourd’hui «dépassé», sans l’aide de l’outil informatique. La manipulation concrète des sons sur bande lui reste en effet indispensable. Le traitement et la visualisation des signaux sur station informatique, tout à fait superflue.

Intérieur/Extérieur (1996)

Composé pour la première édition du cycle « … chez lui » dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Un disque dense, qui réclame tout de même une disponibilité d’esprit particulière. Mais alors ! Une œuvre où les riffs de guitare du groupe américain Violent Femmes (entre autres éléments) se dissolvent dans un bouillonnant bain d’huiles sonores essentielles parfois hérissé d’objets contondants.

Dracula (2003)

Bande son imaginaire d’un film qui n’existe pas mais que tout le monde a pourtant vu. Pierre Henry explore le thème fantastique en s’appuyant sur la Tétralogie de Wagner. Une illustration particulière de ce que peut-être la Musique Concrète telle que définie à ses début par Pierre Schaeffer, c'est-à-dire une sorte de méta-processus faisant feu de tout bois, et s’autorisant aussi l’utilisation de séquences et d’œuvres musicales préexistantes. Composé pour la deuxième édition du cycle.

Voyage initiatique (2005)

Titre ambitieux, mais bien dans l’esprit de l’œuvre du compositeur, qui comporte tout de même des pièces intitulées Le Livre des Morts Égyptien, Apocalypse de Jean, ou encore Dieu. Ce Voyage initiatique, plus de quarante ans après le premier Voyage (1962), est aussi une merveilleuse manière, sereine et envoûtante, d’aborder ces territoires sonores. Le troisième volet du cycle.


Et aussi, la réédition chez Philips de l'oeuvre complète :












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